Extrait de POUR COMPRENDRE LA BIBLE (la leçon d’André Chouraqui) ,
Ch. 1 : Quelques clés pour comprendre l’ars interpretatoria d’André Chouraqui,
Cyril ASLANOV, Ed. du Rocher 1999, pp. 38-44
De ce que nous venons d’affirmer à propos du présent d’éternité, il ressort que les trucs de traduction déployés par André Chouraqui reflètent une certaine conception de l’Histoire et véhiculent implicitement un message qui dépasse de loin la déontologie du traducteur. C’est cet enjeu idéologique des traductions d’André Chouraqui que nous voudrions examiner ici.
André Chouraqui, néo-karaïte?
Malgré certaines rencontres occasionnelles entre la traduction d’André Chouraqui et les versions de ses prédécesseurs juifs, il n’en reste pas moins qu’il y a quelque chose d’un peu karaïte dans la démarche de notre traducteur. À l’instar des karaïtes, sectaires juifs qui rejettent la Loi orale et se méfient de l’interprétation tous azimuts de la tradition pharisienne, André Chouraqui s’en est tenu à la lettre du texte. Certes l’opposition entre karaïtes et rabbanites ne doit pas être exagérée. Les karaïtes sont tout de même tributaires des développements antérieurs à leur schisme au VIIIe siècle de l’ère courante et les rabbanites, c’est-à-dire les juifs classiques, ont souvent imité les karaïtes dans leur respect scrupuleux de la littéralité du texte. Néanmoins les méthodes de Chouraqui reflètent une option plus proche du karaïsme que du rabbinisme. Ce que notre traducteur partage avec la tradition rabbanite, c’est ce que cette dernière garde en commun avec le karaïsme. Et chaque fois que les deux positions divergent du fait de la propension rabbanite à l’extrapolation et à l’allégorie, André Chouraqui est du côté karaïte. Bien entendu, il s’agit en quelque sorte d’une rencontre fortuite et le karaïsme historique n’a rien à faire avec ce karaïsme typologique et essentiel dont notre traducteur s’est fait à sa façon le porte-voix.
Par sa littéralité André Chouraqui se rapproche objectivement des karaïtes. Mais par la tendance au rajeunissement du texte dont nous avons vu qu’elle venait compléter et compenser le souci étymologique, c’est à un autre système de valeurs qu’il se rattache, plus axé sur le politique que sur le religieux. Ce système n’est autre que le projet sioniste, lequel vise à rédimer le peuple juif de son exil bimillénaire par la reconstitution d’une souveraineté juive dans le berceau historique d’Israël. Or cette rédemption ne se limite pas aux revendications territoriales d’un nationalisme romantique: elle comprend également une dimension culturelle et linguistique. Dès le Moyen Age, un mystique juif espagnol comme Abraham Abul’afia (1240-1291) ou un rationaliste juif provençal comme Joseph Caspi (1297-1340) avaient observé un lien de concomitance entre l’exil du peuple juif et la déréliction de la langue hébraïque, réduite au statut de langue cultuelle et culturelle. Il n’est donc pas étonnant que la fin de l’exil ait eu pour corollaire la résurrection de la langue, restituée à sa dimension de langue vernaculaire.
Il semble que cette combinaison entre l’esprit «karaïte» et le projet sioniste fassent de la traduction d’André Chouraqui un reflet fidèle de la relation que l’État d’Israël entretient avec le Livre des livres. Contrairement au monde juif religieux, et notamment au judaïsme piétiste d’origine est-europénne, lequel met l’accent sur l’étude du Talmud et néglige la lecture de la Bible pour elle-même, la culture israélienne laïque a tenu à faire de la Bible une référence tantôt historique, tantôt mythique, mais en tout cas sans implication religieuse. Dans le système éducatif israélien, les Écritures constituent un dénominateur commun destiné à faire le lien entre le passé du peuple hébreu et le présent de la nation israélienne. Elles court-circuitent en quelque sorte deux mille ans d’existence juive régie par le rigorisme de la Loi orale et assombrie par les humiliations de l’exil. Certes on pourrait contester la légitimité de cette récupération politique d’un livre trimillénaire qui met entre parenthèses certaines pages glorieuses de l’histoire juive à proprement parler. Les docteurs de la Michna et de la Gemara, les flambeaux de l’exil, les philosophes et les mystiques d’Espagne constituent sans doute des personnalités plus recommandables et plus intéressantes que bien des figures bibliques. Un adage rabbinique va même jusqu’à affirmer qu’un hakham (c’est-à-dire un sage ou un rabbin) vaut mieux qu’un prophète. Mais l’État d’Israël naissant avait besoin d’une référence classique permettant de rompre avec le passé immédiat, au même titre que la Grèce insurgée de 1821 joua à fond la carte de l’hellénisme antique pour se débarrasser des séquelles psychologiques et culturelles du despotisme turc.
Cette dimension classique de la Bible en a rénové la lecture. Il s’est produit une sorte d’interaction entre le texte et les hommes. Ceux-ci se sont reconnus dans le livre débarrassé de sa gangue sacrée et celui-là a connu un regain d’actualité dès lors que les événements politiques semblaient accomplir les visions prophétiques d’Isaïe ou d’Ezéchiel: le rassemblement des exilés, le désert refleurissant, les victoires du David israélien contre le Goliath arabe et autres images d’Épinal qui circulaient sur le compte d’Israël jusqu’au traumatisme de la guerre du Kippour.
De nos jours, l’État d’Israël est parvenu à une certaine maturité, de sorte qu’il n’a plus autant besoin de cette mythologie biblique pour affermir son identité. Il n’en reste pas moins que la mentalité collective du pays doit beaucoup à ce texte fondateur dont la traduction en français par André Chouraqui a bien su exprimer la fraîcheur renouvelée et le message réactualisé.
Les enjeux idéologiques de la traduction du « Pacte Neuf »
Nous avons signalé ci-dessus que la traduction des Évangiles par André Chouraqui visait à faire revenir à la surface le substrat hébraïque du Nouveau Testament, quitte à faire abstraction du superstrat hellénistique de ce texte. Reste à savoir si ce travail de décapage concerne uniquement la dimension culturelle du texte, sa couleur locale en quelque sorte, ou bien s’il s’étend à la dimension des idées et des dogmes. Ce dilemme nous renvoie à la question tant de fois débattue des origines du christianisme: paganisme hellénistique superficiellement judaïsé ou judaïsme hellénisé après coup ? À lire la traduction du Nouveau Testament par André Chouraqui, il apparaît avec évidence que c’est la seconde hypothèse qu’il a faite sienne. Pour lui, le christianisme primitif est un judaïsme hellénisé plutôt qu’un hellénisme teinté d’hébraïsme.
Mais les implications de cette intuition primordiale concernent essentiellement la culture en tant qu’elle constitue le cadre de la religion du Nazaréen. Quant aux points de rupture avec le judaïsme tels que la messianité ou la divinité de Jésus, André Chouraqui ne les a pas remis ouvertement en question. Tout se passe comme s’il avait laissé aux rédacteurs du Pacte Neuf la responsabilité de leurs affirmations et qu’il s’était contenté de rappeler à la face du monde que malgré leurs opinions hétérodoxes, les premiers chrétiens étaient des Juifs qui se saluaient en disant shalom « paix » plutôt que khere « réjouis-toi » (Lc 1:28) ou kherete « réjouissez-vous » (Mt 28:9) et qui n’omettaient pas de chanter le Hallel à la fin du Séder pascal (ibid. 26:30). Cette remise au point est salutaire, car elle rafraîchit la mémoire des chrétiens trop enclins à oublier les racines hébraïques et juives de leur propre religion.
Néanmoins la dimension linguistique et culturelle n’est pas seulement affaire de couleur locale. Elle comporte également des implications idéologiques, puisque aussi bien la langue que l’on parle conditionne dans une large mesure la conception du monde, autant et sinon plus que celle-ci ne se reflète dans celle-là. A titre d’exemple de cette imbrication entre la civilisation et la vision du monde, on peut invoquer l’exemple de Mt 1:23 où l’Evangéliste cite le verset d’Is 7:14. Durant des générations, cette petite phrase a servi de pièce à conviction dans les controverses entre juifs et chrétiens. La formulation hébraïque de cette prophétie parle d’une jeune fille qui va concevoir et enfanter un fils (hinneh ha-“almah harah we-yoledet ben). Même si Chouraqui ne traduit pas tout à fait de la même façon le verset selon qu’il se trouve dans le contexte original d’Isaïe ou qu’il est repris sous la forme d’une citation par l’Evangéliste, il veille néanmoins à rendre le mot “almah de l’hébreu par nubile. Et il ne traduit pas autrement le mot parthenos par lequel les Juifs hellénisés avaient malencontreusement transposé “almah. Cette approximation sémantique eut des conséquences terribles puisque c’est à travers sa formulation grecque de ce verset que les chrétiens des siècles suivants en prirent connaissance. Et donc ils se mirent à croire que la nubile de Nazareth n’était pas seulement une très jeune fille, mais même une vierge intouchée.
Cette controverse sur le sens qu’il faut prêter à “almah – vierge ou nubile ? – dépasse la problématique de la religion et révèle une différence de fond entre les deux conceptions du monde, celle du judaïsme et celle de l’hellénisme. Comme l’a fait remarquer Galit Hasan-Rokem dans un article à paraître dans la Revue de l’histoire des religions, ce qui est miraculeux aux yeux d’un Grec ou d’un Juif hellénisé, c’est qu’une vierge enfante. Aux yeux d’un Juif pharisien au contraire, c’est le processus même de la grossesse et de la parturition qui constitue un miracle permanent, révélant l’intervention providentielle du Créateur au sein de la création. Les extraits du commentaire midrachique Lévitique Rabba (ch. 14) cités dans l’étude que nous venons de mentionner illustrent bien cette différence fondamentale d’approche entre les Juifs d’une part et les Grecs ou les Juifs hellénisés d’autre part.
Une lecture « naïve » du Coran
Contrairement aux textes saints du christianisme qui constituent une source inépuisable de controverses théologiques entre juifs et chrétiens, le Coran évite de heurter de plein front la sensibilité des deux autres religions monothéistes. Cette attitude un peu équivoque se reflète sur le plan mondain de l’Histoire et de la politique: selon les nécessités du moment, les pouvoirs temporels de l’Islam se sont montrés plus ou moins tolérants vis-à-vis des dhimmis. Mais cette tolérance relative à l’égard des minorités religieuses juives et chrétiennes vivant sous la domination islamique n’exclut pas un certain mépris, voire même une franche animosité qui a pu conditionner à son tour la lecture et l’interprétation du Coran.
Or le regard que Chouraqui porte sur le texte coranique n’est influencé ni par la tradition ni par les Commentaires, de sorte que des versets auxquels ces Commentaires et cette tradition prêtaient un sens désobligeants à l’égard des Juifs ressortent décapés dans la fraîcheur originelle de leur surgissement de cette lecture « naïve » et dénuée de préjugés. C’est ainsi qu’en 17:4, on lit un verset qui condense de façon saisissante la destinée d’Israël: waqadhainâ ‘ila bani ‘Isra ‘îla fi-l-kitabi latufsidunna fi-l-ardhi marataïni wa-lata “alunna “uluwwan kabîran. Pour donner une idée de cet impact désastreux des commentaires sur la traduction, il n’est que de citer la façon dont Jacques Berque a traauit ce verset :
À leur intention Nous avons statué dans l’Écriture : « Par deux fois, oui, vous allez faire gros dégât sur la terre, vous étant élevé, oui, à trop grande hauteur. »
Ce verset contient à lui seul au moins deux distorsions de sens flagrantes. Tout d’abord c’est une surtraduction tendancieuse que de rendre le verbe tufsidunna par « vous allez faire gros dégât ». En outre la figure étymologique ta “alunna “uluwan kabîran devient on ne sait trop pourquoi « vous étant élevé, oui, à trop grande hauteur ». Ici une fois de plus l’insertion de l’adverbe intensif trop reflète une lecture tendancieuse qui interprète arbitrairement l’élévation comme de l’orgueil. On remarquera en outre l’oblitération curieuse du terme bani ‘Isra’il « fils d’Israël », comme s’il en coûtait à Jacques Berque de mentionner nommément la descendance de Jacob. Sans doute mû par un esprit de surenchère, ce traducteur sombre dans la tendance fâcheuse au boycott d’Israël et du peuple juif, lors même que cet état d’esprit stérile et borné est largement dépassé dans la plupart des pays arabes.
Dans la traduction de Chouraqui, les mots sont traduits dans leur acception la plus immédiate, sans qu’interfère quelque jugement de valeur que ce soit. On obtient donc le résultat que voici :
Nous avons décidé pour les fils d’Isrâ’il,
dans l’Ecrit :
« Vous serez détruits deux fois sur terre, puis vous vous élèverez en grande élévation. »
On pourra certes objecter que cette traduction aussi pèche par un excès de motivation idéologique puisqu’elle attribue aux mots du Coran un sens souvent influencé par le corrélat hébreu du terme arabe. Mais cette lecture hébraïsante de l’arabe se justifie encore plus que la lecture judaïsante du grec des Evangiles. Non seulement l’hébreu et l’arabe appartiennent à la même famille de langues, mais en plus les contacts historiques entre Juifs et Arabes remontent à l’Antiquité la plus lointaines : dès le IIe siècle entretenaient des relations étroites. Plus tard, l’Arabie d’avant l’Islam fut marquée par la présence de tribus juives qui exercèrent un impact décisif sur la prédication de Muhammad. Il semble même que le Prophète ait eu des ascendances juives médinoises. Enfin la conquête arabe aboutit à créer une communauté de destin et de culture entre Arabes musulmans et Juifs arabophones, de Bagdad à Cordoue et à Fèz. Encore n’avons-nous mentionné ici que les facteurs historiques. Si l’on considère les récits mythiques de la Bible et du Coran, la parenté entre Israël et Ismaël remonte à un passé encore plus immémorial. Pour toutes ces raisons, le correctif apporté par Chouraqui à certaines lectures abusives est salutaire. D’aucuns le trouveront peut-être aussi tendancieux que ce qu’il est censé corriger, mais en somme rien de tel que l’abus pour redresser un abus.
© A. Chouraqui – 2002