André CHOURAQUI, conférence prononcée à l’université d’Alcala de Henares, en novembre 1994 (Archives Sionistes, Jérusalem, Fonds Chouraqui A600/687)
FONDEMENTS D’UNE ÉTHIQUE PLANÉTAIRE
SELON LA BIBLE, LES ÉVANGILES ET LE CORAN
Pour les Anciens, toutes les règles de la vie en société, lois, éthique, pratiques culturelles se trouvent en Dieu, et par conséquent dans les révélations que ses prophètes en reçoivent. Aux origines tous les peuples trouvent leurs idéaux et leurs lois dans les révélations faites à leurs prophètes par leurs divinités ou par leurs rois divinisés. Ainsi, pour les Hébreux, la Tora, – puis à leur suite pour les chrétiens, les Évangiles – contiennent non seulement un ensemble de lois d’origine divines mais toute la sagesse et toute l’éthique de l’univers. Moshè – Moïse – a reçu les lois qu’il impose aux Hébreux directement de l’Elohîms des Hébreux. Iéshoua’ – Jésus – en accomplit les commandements et fonde l’Église que l’on connaît. Au VIIe s., en un temps où Israël et l’Église traversent une crise profonde, un nouveau prophète, Mûhammed, fonde une religion nouvelle l’Islam. Son livre révélé, le Coran, authentifie les enseignements de la Bible et des Évangiles. A partir des Écritures saintes, les Hébreux avaient développé un vaste système juridique fondé sur la Bible hébraïque. La Mishna et le Talmud avec la Bible servent de sources impératives à l’organisation et à la vie des Juifs de l’Exil.
Le droit canonique régit la vie des chrétiens. Il réglemente l’ensemble des dispositions juridiques de l’Église catholique et par extension celles qui régissent les autres confessions chrétiennes.
En Islam, le Fiqh, ou science du droit, embrasse tout ce qui concerne l’élaboration, la justification et l’application de la loi, par essence divine. Celle-ci a pour fondement immédiat la Révélation faite à Mûhammed par Allah, elle-même fondée sur la Tora de Moshè et l’Évangile de Jésus.
Les trois religions nées de ces Textes révélés naissent à des époques qui commencent avec Abraham au XVIIIe s. avant l’ère chrétienne et s’achèvent avec Mûhammed au VIIe siècle, dans des contextes historiques, linguistiques et culturels fort différents. Elles développent des théologies qui, nées des mêmes textes, sont cependant souvent hostiles les unes aux autres.
Les dimensions nouvelles du monde moderne obligent les religions à sortir de leur isolement. Elles se rencontrent dans tous les domaines de l’activité humaine, y compris sur les écrans de télévision qui délivrent indifféremment dans les foyers, entre autres messages, ceux de l’Église, de la Mosquée ou de la Synagogue. Ces faits obligent les uns et les autres à faire retour à leurs sources. Celles-ci les renvoient à leurs racines communes, la divinité de Elohîms, le Créateur des ciels et de la terre, à Son unité transcendante qui se manifeste dans l’ordre de l’Alliance.
Ce que nous appelons de nos jours l’éthique planétaire se trouve pleinement exprimé dans les exigences de l’Alliance que l’on retrouve identiquement dans les trois Testaments. Dans la Bible hébraïque, l’Alliance, Berith, est un mot dérivé d’une racine qui désigne aussi la création, Beria. Le fait d’avoir un unique Créateur fonde l’unité ontologique de la création entière, donc de l’humanité née d’un seul couple, Adam et Ève. La théologie et l’éthique nées de la révélation biblique se retrouvent dans des perspectives voisines sinon identiques dans la Bible hébraïque, dans le Nouveau Testament et dans le Coran. L’Unité d’Elohîms, la Création de l’univers et la finalité de l’Alliance universelle sont caractéristiques de la révélation biblique.
Dans la Bible hébraïque, l’expression Karat Berit, » trancher une Alliance « , consacre, autour d’un sacrifice, le mariage des contractants, un individu ou un peuple, avec Elohîms, entre deux personnes, deux peuples ou deux conjoints (Gn. 21.22-32 ; 31.44-54 ; 2 Sam. 3.13-21 ; 1 R. 5.26 ; 2 S. 5.3 ; Ez. 16.8 ; Pr. 2.17 ; Jb. 5.23 ; 40.28 ; Is 28.15.18). L’Alliance est le rite qui manifeste dans la diversité, voire les contradictions de l’humanité, l’unité du Créateur. Elle est le moteur de l’Unité et son expression dans le réel. Le Pentateuque, confirmé par les prophètes, définit plusieurs types d’Alliance. Celles d’Adam et de Noé concernent l’humanité entière soumise à une loi planétaire dont le signe céleste est l’arc-en-ciel. L’Alliance d’Abraham s’adresse à la descendance d’Israël et d’Ismaël, » nombreuse comme les étoiles du ciel « . Son signe est la circoncision. L’Alliance mosaïque concerne un peuple particulier, Israël. Sa loi, la Tora, lui donne pour vocation d’être le peuple de l’Alliance. Il a pour finalité de devenir l’instrument universel de l’Alliance des peuples. Le christianisme et l’Islam se donnent pour but de convertir l’humanité entière à la loi du Christ annoncée par l’Église, ou à celle de l’Islam proclamée dans le Coran.
A juste titre, la Bible s’appelle le Livre de l’Alliance, et le Nouveau Testament le Livre de la Nouvelle alliance. Le terme diathèkè est employé en grec dans la triple acception de Tora, de Révélation, de Promesse. Ainsi, la Bible dans son ensemble vise, non pas à fonder un Empire ou une religion nouvelle, mais plutôt à réaliser l’Alliance de tous les peuples, nations ou religions de la terre, expression de leur unité ontologique.
On retrouve les mêmes finalités de la Parole révélée dans le Coran. La Révélation d’Allah, faite au prophète Mûhammed, surgit pour authentifier la Tora et les Évangiles, ainsi que pour confirmer les finalités de l’Alliance, ‘ahd, Mithaq, ou ‘aqd.
Berith hébraïque, diathèkè, néo-testamentaire, ‘ahd, Mithaq, ‘aqd coraniques : ces termes puisés en trois testaments, trois langues, trois cultures, trois époques fondent le dynamisme interne des trois religions dont le berceau se situe, principalement en Orient, à Jérusalem. Cette Alliance essentielle, ontologique pour ces trois univers ont permis à Israël de survivre à ses exils en sauvant sa langue, l’hébreu de la Bible et sa culture. Elle a animé à l’échelle de l’univers les immenses rassemblements des Églises chrétiennes et de la Maison de l’Islam, Dar-Al-Islam. Les déclarations de différents Parlements mondiaux des religions, ainsi que les buts poursuivis par les grandes religions seraient confortées par la réconciliation, autour de la notion d’Alliance, de tous ceux qui ont partie liée avec l’héritage biblique, Israël, les chrétiens, les musulmans.
Leur Nouvelle alliance (Jér. 31.31) pourrait réaliser les visions messianiques de leurs prophètes s’ils se réunissaient autour de la parfaite transcendance du Créateur, pour le salut de la Création, non pour le triomphe d’une religion, d’une théologie ou d’une philosophie sur les autres. Le caractère essentiel de IHVH, le Dieu de Moïse, de Jésus et de Mûhammed, est sa transcendance. Il est un Elohîms sans nom prononçable, sans forme discernable, pure puissance, unique en son essence créatrice d’être et de vie. Créateur de l’univers, IHVH Adonaï est l’Elohîms des Elohîms, l’Adôn des Adonîms. Car la Bible plutôt que de prétendre qu’il n’y a qu’un Dieu, constate que les Elohîms sont Un.
Le nom d’Elohîms est un pluriel que les traductions de la Bible ont ignoré depuis que les Septante plutôt que de transcrire par IHVH Elohîms l’ont traduit par Kyrios Theos. Le Nom de IHVH situe le Dieu de la Bible dans sa pure transcendance ontologique, à la source de la Création. IHVH est aussi l’Elohîm des Elohîms à la racine de leur unité universelle. En Lui, Être de tout être, se résume la Vie et l’Unité de toute conscience, Lui qui ne se trouve pas au fond des ciels ni au bout de la terre, mais » dans le cœur et sur la bouche de tout homme « .
La rencontre actuelle des trois religions abrahamiques contraint les élites pensantes à un examen de conscience renouvelé, sans précédent dans le passé du judaïsme, du christianisme et de l’Islam.
Les Juifs, pendant les deux millénaires de leur exil avaient été enfermés dans les étroites limites de leurs ghettos. Ils n’avaient qu’un but : sauver leur identité nationale, culturelle et linguistique. Miraculeusement sauvés et de retour sur leur terre ancestrale, les cadres de pensée du judaïsme traditionnel se sont effondrés. De retour aux sources de leur révélation et de leur religion exilique, ils constatent qu’avec l’exil leur repliement sur eux-mêmes, qui a sauvé leur identité, leur culture et leur langue, serait la cause de leur mort s’ils ne s’ouvraient pas aux dimensions du monde dans leur pays retrouvé. Et dans le monde, leur ouverture doit se faire d’abord du côté de la chrétienté et de l’islam dans cet Orient où il reprend racines, riverain, lui aussi de la Méditerranée, mare nostrum.
Les chrétiens, de leur côté prennent également conscience de ce qu’ils sont doublement minoritaires. Le temps est fini du triomphalisme catholique, orthodoxe, ou protestant : à l’échelle planétaire, les églises chrétiennes prises toutes ensemble, face aux religions non chrétiennes d’Asie, d’Afrique et d’Amérique, constituent une minorité. Cette minorité se réduit encore si l’on considère dans les pays chrétiens les progrès galopants faits par l’athéisme, par l’agnosticisme, par le matérialisme. La désertion massive des églises et des temples contraint les théologiens des églises à une reconsidération de leur pensée, voire de leurs dogmes. L’Église catholique elle-même, la plus hiérarchisée, sous l’irrésistible pression des faits, sur l’impulsion de Jean XXIII s’est réunie en Concile. Les décisions de Vatican II, notamment la Déclaration » Nostra Aetate » a ouvert un nouvel avenir aux relations entre la chrétienté et le monde non-chrétien. À l’origine Jean XXIII et le Cardinal Béa avaient souhaité normaliser les relations entre le Saint-Siège et les juifs. Ce problème amena l’Église catholique à se situer non seulement en face des juifs mais de toutes les autres religions. Ce vaste mouvement aboutit au Rassemblement des principales religions à Assise. L’Acte fondamental de Reconnaissance signé à Jérusalem et à Rome, entre le Saint-Siège et l’État d’Israël, le 30 décembre 1993, n’était pas seulement un traité entre deux États. Il normalisait une situation compromise, dès la naissance de l’Église, par la destruction de la Judée hébraïque et l’Exil des Juifs. La renaissance de l’État d’Israël ramenait les Juifs à leur habitacle originel où la résurrection de la langue hébraïque ouvrait une ère nouvelle dans l’histoire de Jérusalem, ville des sources, en sa vocation médiatrice. La reconnaissance réciproque de l’Église et d’Israël tend à rendre à la chrétienté ses racines historiques et à celles-ci leurs fruits – à l’une et à l’autre leurs fécondités espérées.
Israël est en crise de croissance. Né en 1948, nation nouvelle-née, pourrait-on dire, il est en quête de son identité nouvelle, fort différente de celle qu’on lui connaissait en exil. Comme l’Église, il est confronté aux problèmes que pose à tout homme les développements du monde moderne.
La même crise bouleverse les réalités des pays musulmans. En quelques décennies, aux lendemains de la Deuxième guerre mondiale, ceux-ci sont passés de l’âge colonial à l’indépendance. Refusant par surcroît la création de l’État d’Israël à partir du 15 mai 1948, ils se sont engagés dans un conflit ensanglanté par sept guerres qui ont fait plusieurs dizaines de milliers de morts dans les deux camps et englouti pendant des décennies les forces vives des deux peuples et de leurs alliés.
Là aussi, une ère de paix a été ouverte par les accords signés le 13 septembre 1993, à Washington, entre Israël et l’Organisation de Libération de la Palestine. Ces accords ont mis en marche une dynamique de paix au Proche-Orient entre le monde arabe et le monde juif. La poignée de main entre le président de l’O.L.P., Yasser Arafat et le premier ministre Itzhak Rabin a été suivie le 25 juillet 1994, également à Washington, puis à Akaba, sous la présidence de Bill Clinton, par les accords de paix conclus entre Israël et le Royaume Hachémite de Jordanie, représentés par le roi Hussein et le premier ministre Rabin. La frontière fermée entre les deux pays depuis près d’un demi-siècle fut solennellement ouverte le 8 août 1994, puis plus largement, le 26 octobre suivant.
Ces ouvertures entre Israël , le monde chrétien et l’Islam amorcent sans doute un âge de paix entre trois religions enracinées sur la même culture biblique, annonciatrice d’une même divinité , pour l’essentiel de la Tora, de l’Évangile et du Coran, d’une même éthique dont le plus moderne écho se retrouve dans les aspirations actuelles exprimées dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (1948), et plus récemment dans la Déclaration du Parlement mondial des Religions qui redonne vie aux grands idéaux de fraternité, de paix, d’union entre les ethnies, les peuples, les nations, les églises. Que cette Déclaration préfigure l’avenir de notre réconciliation. Que les peuples établis tout autour de la Méditerranée, chrétiens, musulmans ou fils d’Israël en soient donc les pionniers et les ouvriers. Autour de Jérusalem, puissions-nous voir s’établir la Confédération des trois peuples qui y puisent leurs racines, et des trois religions qui s’en réclament, réconciliées au sein d’une union euro-méditerranéenne vouée à réaliser de nos jours l’antique prophétie faite à Abraham : » Toutes les nations de la Terre se béniront en ta semence » (Gn. 22.18 ; 26.4 ; 12.3…).
La paix qui vient serait confortée par l’alliance des trois familles qui se réclament d’Abraham, Israël, la chrétienté et l’Islam. Elles doivent oublier leurs querelles, aux conséquences sanglantes, souvent criminelles pour apprendre à vivre non seulement en descendants d’Abraham, mais en vrais frères. Leur réconciliation donnera naissance au regard nouveau qu’elles porteront les unes sur les autres ; un regard, non plus hostile ou méfiant, mais vraiment fraternel qui modifiera leurs théologies. Au lieu d’une vaine rivalité, elles auront pour but d’être dignes de leur Grand Dieu, de leur histoire et des buts qui lui sont assignés : réaliser l’alliance des ciels et de la terre entre elles, ainsi que l’alliance de toutes les nations. Leur réconciliation autour de Jérusalem les conduira à ne plus lire la Tora sans comprendre aussi le Nouveau Testament et le Coran, à ne plus lire le Nouveau Testament sans connaître aussi la Tora et le Coran, à ne plus lire le Coran qui d’ailleurs l’exige, sans comprendre également la Tora et les Évangiles que le prophète Mûhammed authentifie. Cette reconnaissance n’empêchera pas les uns et les autres de garder son propre regard sur ses Écritures désormais enrichies par la connaissance des autres traditions religieuses nées des fécondités de la Bible.
Les autorités religieuses des trois religions devraient sans plus tarder introduire l’enseignement des trois grands Textes fondamentaux inspirés par la Bible sans les dissocier. Quant aux gouvernements laïques qui ne veulent rien entendre du passé religieux de l’humanité sous la pression des faits, ils devraient introduire enfin, les cultures nées de la Bible, des Évangiles et du Coran dans le curriculum des écoles primaires, secondaires et supérieures. La paix sociale y gagnerait à coup sûr.
La reconnaissance des trois grandes traditions abrahamiques ferait découvrir aux uns et aux autres les racines orientales de leur révélation. Le monde dit ‘monothéiste’ a beaucoup à se faire pardonner de son attitude vis-à-vis des peuples et des religions asiatiques et africaines.
Relisez la Bible, Moïse se dresse contre Pharaon, mais il ne dit pas un seul mot contre les Dieux de l’Égypte. Un beau Midrash donne une leçon de tolérance à tous ceux qui se réclament de la révélation biblique. Moïse, après avoir reçu la révélation qu’il devait transmettre aux Fils d’Israël, rencontre un Égyptien en adoration devant sa statue, il l’admoneste ouvertement et brûle sa statue. Mais une voix se fait entendre des ciels « Moïse, tu n’as rien compris. Cet Égyptien, à travers sa statue, adore sans le connaître, le Créateur des ciels et de la terre« . Et la punition de son excès de zèle provoquera le bégaiement du plus grand des prophètes d’Israël.
Au lieu de l’orgueil et de la suffisance que les peuples monothéistes ont manifestés vis-à-vis du reste de l’humanité, nous devons tous apprendre l’humilité, sans laquelle il n’est aucune tolérance, aucune paix. En cela, les peuples et les religions qui se réclament d’Abraham devraient changer d’attitude et donner l’exemple.
Le Dieu de la Bible n’a pas de nom prononçable, Il n’a pas de visage. Dans sa transcendance, il devrait inspirer aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans de réaliser sur terre, l’idéal mosaïque d’un peuple nouveau situé, non pas au centre d’un empire ou d’une religion dominatrice, mais au point zéro d’une réconciliation universelle de toutes les religions et de toutes les nations.
André CHOURAQUI
Jérusalem, novembre 1994