André CHOURAQUI, Lettre à un ami arabe
Prix Sévigné, Mame1969, réédition J. C. Lattès 1994, pages 250-262
A mes yeux, vingt ans de guerre ont fait de nous, qui vivions comme des frères, des étrangers. Je recherche dans ton visage marqué par la tragédie de ta guerre et de ta défaite, tes expressions d’enfant et d’adolescent, celui que j’ai connu et aimé à Jérusalem, à Paris. Où est la fraîcheur de ton rire, le pli rieur de tes yeux, la confiance détendue de notre étroite amitié : nous n’avions pas de secret l’un pour l’autre, David et Jonathan ressuscités sur les collines de Judée au grand vent de nos promenades ? Je te vois ravagé, intérieurement miné par ta déception personnelle liée au grand drame, aux souffrances inouïes de ton peuple. Au bout de vingt ans, nous sommes devenus des étrangers l’un pour l’autre et pourtant notre ascendance, nos études, les projets que nous faisions, nous préparaient à un même avenir.
Je suis maintenant attelé aux affaires d’un État qui n’est pas le tien et ta défaite explique ma survie. J’avais grandi en milieu arabe ; mon fils, à Jérusalem, n’avait jamais vu d’Arabe avant notre rencontre, et la seule expression de l’arabisme qui soit jamais parvenue à ses oreilles était l’explosion des balles que la Légion Arabe tirait parfois sur nos fenêtres.
En Israël, la minorité arabe, victime du conflit qui nous déchirait, vivait repliée sur elle-même et n’avait à peu près aucun contact avec les Juifs. En pays arabes, l’idéal était de faire comme si Israël n’existait pas : on supprimait son nom sur les cartes, sur les placards publicitaires des journaux et même, dans certaines églises du Liban, des Psaumes que les fidèles récitaient.
Les surfaces de contact entre Arabes et Juifs qui, voici vingt ans, couvraient toute l’étendue du monde arabe avaient subi le sort de la peau de chagrin ; les ponts sautaient partout : nous ne touchions qu’aux points les plus douloureux et les plus critiques.
En pays arabes, les communautés juives avaient été liquidées sans phrase, en créant des centaines de milliers de réfugiés dont personne ne parle et qu’aucun organisme international n’a songé à prendre en charge : des Juifs tout justes bons à être abandonnés à la charge de la juiverie. Dans toute l’étendue des terres d’Islam, à chaque secousse provoquée par le conflit israélo-arabe, les Juifs abandonnaient les pays dans lesquels ils étaient établis depuis des millénaires, et où ils étaient arrivés souvent avant la conquête musulmane. En Asie, en Afrique du Nord, le triomphe du nationalisme s’est partout accompagné de la liquidation totale ou partielle des communautés juives. La totalité des Juifs du Yémen, quatre-vingt-dix-huit pour cent des Juifs irakiens, tous les Juifs d’Aden, tous les Juifs de Jordanie, quatre-vingt-quinze pour cent des Juifs syriens, quatre-vingt-seize pouf cent des Juifs égyptiens, quatre-vingt-quinze pouf cent des Juifs libyens, la plupart des Juifs afghans, kurdes, indiens, une importante partie des Juifs iraniens, turcs, libanais, quatre-vingt-dix pour cent des Juifs tunisiens, quatre-vingt-dix-neuf pour cent des Juifs algériens, près de quatre-vingt-dix pour cent des Juifs marocains ont quitté leur pays natal depuis la création de l’État d’Israël. Leur exode a souvent été dramatique, dans la nuit de la clandestinité où la police les reléguait. Le plus souvent, ils partaient en laissant tous leurs biens, aussitôt confisqués par les gouvernements arabes. Des sommes considérables, représentant des générations de travail et d’économie ont été ainsi perdues pour ces réfugiés dont la plupart refirent leur vie en Israël en partant de zéro. Je préfère passer sur la manière dont les Juifs habitant les pays musulmans ont appris à connaître les bienfaits de la police syrienne, égyptienne ou marocaine ; oui, passons…
La guerre de 1948, les accords d’armistice avaient transformé l’État d’Israël en une forteresse fermée hermétiquement du côté des Arabes. Pendant vingt ans, l’abîme s’était creusé si profondément entre Arabes et Juifs qu’il semblait que nous habitions non pas les parties différentes d’un même pays, mais deux planètes. Les contacts étaient devenus à peu près impossibles ou inefficaces : en Israël, une frontière sanglante nous séparait. Ailleurs, en Afrique du Nord, en Libye, en Égypte, au Liban, en Syrie, en Irak, en Jordanie, au Yémen, les Juifs qui survivaient au grand exode n’avaient plus la possibilité d’un échange libre.
Le conflit empoisonnait les relations entre Arabes et Juifs partout où ils cohabitaient et ruinait toute chance de dialogue. J’eus souvent pendant cette période l’occasion de perler avec des Arabes. En Israël, leur situation portait à faux : quelles que fussent leurs opinions et l’avantage ou le désavantage qu’ils retiraient de notre présence, ils ne pouvaient s’exprimer sans complexe. La frontière qui séparait les pays arabes d’Israël, passait à vrai dire par leur cœur, les déchirait, et souvent les torturait. Nous le sentions si bien que nous avions fini par n’en plus parler. Nos problèmes quotidiens étaient suffisants pour nous occuper les uns et les autres. Nous étions voués à la construction du pays. Pendant vingt ans, malgré les incitations venues de l’étranger, la coexistence fut paisible encore que dépourvue de véritables échanges. Chacun couvait sa peine l’Arabe, sa guerre, le Juif, sa quête du repos; comme dans les vieux ménages aux disputes sclérosées, on vivait ensemble sans se parler.
La solitude arabe, au fond, était pire que la nôtre, à bien des égards. En Israël, ils étaient les citoyens d’un État, dont, pour la plupart, ils n’avaient pas voulu la naissance, et qui était contraint de prendre à leur encontre des mesures de sécurité difficilement supportées. L’État d’Israël devait d’abord penser à sa survie : quelle qu’ait pu être sa volonté en ce qui concerne l’intégration des Arabes, il était soumis à des impératifs politiques qui aboutissaient à des mesures, ressenties de la part de la population arabe, comme injurieuses et discriminatoires. L’effort fait par le Gouvernement d’Israël dans le domaine de l’habitat, de l’instruction, de l’hygiène, ne changeait rien au drame vécu par les Arabes d’Israël. Ils pouvaient jouir du plus haut niveau de vie connu dans toute l’étendue du monde arabe, ils pouvaient avoir atteint le plus haut degré de scolarisation pour leur jeunesse, ils pouvaient même voir combien vaine et folle était la querelle de l’Égypte contre Israël : cela ne changeait rien à leur déchirement intérieur, bruyamment entretenu par les radios du Caire, d’Amman, de Damas, de Bagdad. Je comprenais bien leur drame aggravé par les conséquences du partage, la séparation des familles, le départ des réfugiés, la confiscation ou l’expropriation de certaines terres. L’hébraïsation de l’État rendait plus difficile leur intégration : d’ailleurs le principe d’égalité ne pouvait plus jouer dans l’économie de la guerre qui nous déchirait.
Aussi, certains Arabes d’Israël avaient-ils beau jeu de se plaindre de leur sort dans un rapport adressé en 1964 au secrétaire général des Nations Unies. Ils se déclaraient les vidimes d’une politique d’oppression, de discrimination raciale, et en butte à la persécution du gouvernement israélien. Pour eux, celui-ci poursuivait une politique de haine contre les Arabes, et Stimulait des sentiments hostiles parmi le peuple juif, les écoliers, les étudiants. Davantage que dans le domaine des sentiments et de la propagande, les Arabes dénonçaient les violations réelles de leurs droits : ils se référaient aux conséquences de la guerre de 1948, à certaines expropriations de terres (Loi sur la propriété des personnes absentes de 1950, critiquée dans son principe même), de certaines destructions de villages, Ikrit par exemple, ou d’expropriations légales, mais faites à des prix peu satisfaisants. Toute la législation israélienne promulguée pour faciliter l’hébraïsation de l’État, la judaïsation de la Galilée, était âprement dénoncée comme contraire à l’ordre et aux engagements internationaux de l’État. Le problème posé par les biens des fondations religieuses (Waqfs), pris en charge par l’administration israélienne, en l’absence de leurs bénéficiaires, était soulevé : les mesures prises par les Juifs étaient dénoncées avec passion.
L’autorité militaire, chargée de sauvegarder l’ordre et la sécurité dans les parties arabes du territoire, était dénoncée comme l’œuvre du diable ; d’après ce rapport, elle ne faisait que « propager la dissension, la peur, la terreur » ; elle ‘ne servait qu’à aggraver la politique de discrimination menée contre les Arabes d’Israël dans tous les aspects de la vie publique et privée.
Ce rapport s’inspirait des revendications du groupe « Al Ard » qui souhaitait pour tous les Arabes d’Israël la fin de la discrimination et de l’oppression ; l’adoption du plan de partage de la Palestine de 1947, qui, à l’époque, avait été accepté par les Juifs et refusé par les Arabes ; la reconnaissance du nationalisme arabe, socialiste et neutraliste. Al Ard était persuadé, surtout après qu’il eût été interdit par décision judiciaire, que le Gouvernement d’Israël avait pour but de « créer un état de peur, de désespoir, de soumission 1 ». Les lois d’urgence : toute cette écume que les vagues de la guerre ont fait déferler sur notre pays étaient dénoncées avec violence.
Bien entendu, le point de vue d’Al Ard était partagé par un grand nombre d’Arabes. Pour eux, les promesses du Caire et des autres capitales arabes étaient réelles. Leur situation de minoritaires — même privilégiés par rapport à la situation de leurs frères des autres pays arabes —sur le plan économique notamment, était transitoire. Viendrait le jour de la vengeance et du’ salut. 1948, 1956 avaient déçu les espérances du nationalisme arabe, mais si deux batailles avaient été perdues, la guerre continuait. Ainsi quand la crise de mai 1967 commença, les nationalistes arabes, d’inspiration nassérienne, crurent arrivé le jour de gloire. « Pourquoi ne quittez-vous pas le pays avant que les Égyptiens ne vous exterminent, me dit l’un d’eux; vous auriez du moins la vie sauve. » D’autres cherchaient à repérer les maisons qu’ils occuperaient après leur victoire. Certains étudiants arabes conseillaient à leurs camarades israéliens d’acheter des maillots de bain qui, après tout, pourraient ne pas être inutiles lorsque les Égyptiens, les Syriens et les Jordaniens les auraient rejetés à la mer.
Rancœur et esprit de revanche qui n’étaient pas partagés par une grande partie de la population arabe, soucieuse avant tout de paix, ni par les Druzes, profondément intégrés en Israël et conscients d’y jouir d’une pleine égalité des droits et des devoirs.
Depuis le 15 mai 1967 les menaces de Nasser n’étaient plus verbales, mais s’accompagnaient de déploiement de forces. Les armées de Nasser s’apprêtaient à fondre sur les nôtres, pour nous exterminer. A nouveau la chape de plomb, l’esseulement abyssal. Les radios arabes nous apportaient les hurlements déments des dictateurs arabes ou de leurs porte-parole. C’était en arabe le même déploiement de menaces mortelles que celles qui nous poursuivaient en Europe hitlérienne. Il ne s’agissait pas de nous présenter tels que nous sommes, mais tels que nous devrions être pour justifier les grands massacres que l’on nous promettait au Caire, à Damas, à Amman.
« Égorge, égorge, égorge et sois sans pitié,
Égorge, égorge, égorge, et lance leur tête
Dans le désert,
Égorge, égorge, égorge
Tout ce que tu voudras,
Égorge tous les sionistes et tu vaincras »
chantait, au Caire et à Damas, Oum Kaltoum. Pour que nous soyons égorgeables, sans trop de remords, il fallait que dans l’esprit de nos égorgeurs éventuels nous cessions d’avoir figure d’hommes. Ainsi les colonialistes et les racistes avaient-ils mis au point une technique de propagande très efficace destinée à déshumaniser l’ennemi — celui qu’il faut continuer à exploiter ou qu’il faut assassiner —, au point de le réduire à l’état d’objet, non de personne. Le meurtre alors n’est plus gêné par la mauvaise conscience. Ces recettes avaient fait leurs preuves dans les différents pays d’Asie et d’Afrique où des Occidentaux s’opposaient à des peuples colonisés. Mais, en l’espèce, elles furent utilisées par les dictateurs arabes contre Israël.
Pour nous, le blocus du détroit de Tiran décrété par Nasser le 22 mai, les incessantes attaques de notre territoire par les Syriens, le dur bombardement de Jérusalem par les Jordaniens au matin du 5 juin 1967 constituaient des manœuvres agressives caractérisées. Or les chefs arabes continuent de parler de l’agression israélienne. A vrai dire, ils ont raison à leur manière puisqu’ils dénient notre droit de vivre. Le seul fait de notre existence, en tant qu’État, introduit un trouble dans l’ordre du monde, constitue une agression permanente contre « leur » paix. Même si nous passions notre temps à chanter, jour et nuit, des psaumes et des cantiques, nous n’en continuerions pas moins notre diabolique agression qui ne pourrait prendre fin qu’avec le terme de notre existence.
Nous étions donc persuadés qu’un triomphe arabe réaliserait les prophéties et les ambitions de Choukeïri : l’extermination des survivants des massacres hitlériens. Au terme de la guerre
des Six Jours, les hommes menacés que nous étions se retrouvaient soudain en position de force : nous étions à la tête d’un Empire plus vaste que nos ancêtres ne l’avaient jamais rêvé ; nous étions des occupants et, par la force des choses, nous devenions aussi des policiers. Étrange destin que celui qui vouait les exterminateurs au rôle de victimes et les candidats au martyre, aux fonctions de bourreau. Soulagement de la victoire il s’est exprimé chez nous avec beaucoup de pondération. Nous savions que nous n’avions pas fini de gravir notre calvaire. C’était plutôt pour nous le franchissement d’une étape et non le havre souhaité. Israël était devenu l’occupant malgré lui, vainqueur grâce à l’obstination aveugle de ses ennemis. Soudain le problème se compliquait redoutablement ; jadis, la situation était pour nous relativement simple ; il s’agissait d’être ou de ne pas être : les choses étaient claires. Nous remplissions notre rôle vis-à-vis de nous-mêmes et nous correspondions à l’idée que le monde depuis quatre mille ans se faisait de nous : des sursitaires. Au suspense de notre destin, il était possible de prévoir et d’attendre une fin tragique, la continuation de l’œuvre de mort. Après tout, tant qu’il y avait un Juif vivant, il y aurait suffisamment de place pour lui dans les grands cimetières de l’histoire ou la fumée des crématoires.
La victoire pipait tous les dés, faussait tous les calculs : le petit Juif du ghetto trichait aux yeux du monde en devenant l’indésirable vainqueur d’une guerre qui constituait sans doute l’insurpassable chef-d’œuvre de la Stratégie conventionnelle. Le monde entier pouvait s’attendre avec nous à une fin convenable du trouble qu’Israël n’a cessé d’apporter dans l’histoire depuis la folle aventure d’Abraham : l’effondrement militaire de l’armée juive, les hordes arabes se ruant sur nos femmes, nos enfants, nos foyers, pour parachever splendidement l’œuvre que Hitler n’avait pas su mener à son terme logique.
Aux yeux du monde, la victime est devenue bourreau et nous sommes à la tête d’un Empire qui va des pentes de l’Hermon au canal de Suez, du golfe d’Akaba aux rives du Jourdain. Sûrs de nous-mêmes et dominateurs, par cela même faussaires, trublions renversant l’échelle des valeurs. Nietzsche lui-même ne reconnaîtrait plus ses Juifs : d’esclaves, les voici soudain promus au rang de seigneurs. Mais cela même nous a surpris et blessés : nous étions moins en quête de domination que de liberté et de vie. L’image nouvelle de nous-mêmes qui étonnait le monde ne cesse de nous troubler : les uns, d’ivresse, les autres, de nostalgie. La situation nouvelle provoque un universel scandale, le bouleversement de toutes les valeurs, des Stéréotypes les plus invétérés.
Les plus faibles, sans doute, se réfugient derrière cette victoire pour rêver une solution qui délivrerait à jamais Israël de ses ennemis : garder tous les territoires conquis, se situer en position de force jusqu’à l’effondrement total de la résistance arabe et sa reddition. Les autres rêvent de paix, de délivrance messianique : ils ont physiquement besoin de voir le lion brouter en paix aux côtés de l’agneau et gémissent après les visions de chars convertis en charrues. Débats tragiques et dérisoires, débats de Juifs.
A l’intérieur des frontières, nous, Israéliens, nous nous déchirons dans nos contradictions et nos luttes intérieures, Stérilement, comme nos ancêtres épilaient leur barbe aux arguties du Talmud. Notre déchirement aboutit à un débat académique tandis qu’en face de nous, ceux qui devraient être nos interlocuteurs sont bloqués par la peur et par la honte de leur défaite.
A mesure que la tragédie s’approfondit, que les attentats font davantage de victimes et que la répression sème la peur, les extrémismes se renforcent : Nasser, le grand vaincu de juin 1967, continue de prêcher l’extermination d’Israël. Quelques propagandistes arabes, plus nuancés, essayent de distinguer entre le génocide et ce qu’ils appellent le politicide : il ne s’agirait plus de tuer les Juifs d’Israël mais leur État; comme si ceux-ci pouvaient survivre à celui-là. En face de ces menaces qui nous rappellent certaines voix arabes de 1967 et celles qui, en allemand, annonçaient, aux années 40, de définitifs massacres, nous entendons s’élever quelques voix juives tremblantes d’angoisse qui exigent de l’État d’Israël une défense radicale de nos vies pat une élimination violente des dangers du terrorisme. D’un côté, on souhaite que la Palestine soit toute entière arabe, tandis que de l’autre, on n’attribue de chances de survie à Israël que dans le cadre d’un État Juif allant des flancs de l’Hermon aux rives du Jourdain et du canal de Suez.
Pour moi cependant, il apparaît très clairement que ces solutions extrêmes contribueraient à la destruction définitive de la chance unique qui s’offre à nous de réaliser, jusqu’au bout, notre vocation historique. La réalité de notre vie quotidienne depuis notre rencontre sous le dôme devrait nous inciter à définir et à réaliser d’autres solutions. Pour le faire, nous devrions nous armer non seulement de courage, mais d’imagination ; notre froide passion devrait s’attacher à découvrir, parmi les obstacles de la voie, l’étroit passage qui nous permettrait de sortir de notre impasse actuelle.
Impasse arabe : l’extrémisme du nationalisme nassérien aboutit en fait à des résultats diamétralement opposés aux buts qu’il se propose. La puissance israélienne a été éprouvée et confirmée par l’aveugle opposition du nationalisme arabe. Et voici que la résistance palestinienne d’El Fatah conduit à l’affaiblissement constant de la population palestinienne des territoires occupés paf Israël. Chaque attentat terroriste provoque des réactions en chaîne qui opèrent au détriment de ceux-là mêmes au nom desquels il est commis. L’insécurité provoque le départ des plus faibles. Tous les efforts d’Israël, tout le génie qu’il déploie pouf s’éloigner du pire sont Stérilisés par le mécanisme systématiquement déclenché par la résistance palestinienne et ses inspirateurs arabes, chinois ou russes. Contrairement aux vœux de l’immense majorité des Israéliens qui veulent sincèrement une paix équitable qui sauvegarde les droits et la dignité des Musulmans et des Chrétiens du pays, le terrorisme approfondit le déracinement et son cortège de deuils.
Du côté juif, l’injure n’est pas moins grave. Théodore Herzl, qui a tout prévu, n’avait jamais pensé au refus arabe et à la guerre dans laquelle il ne cesse de précipiter les héritiers de la promesse faite à Abraham. Les Juifs, depuis plus d’un demi-siècle, ne cessent de se défendre pour préserver leur existence et leur œuvre, en suppliant les Arabes d’accepter leur existence et de conclure la paix. Et voilà ces suppliants, ces candidats au martyre, ces éternels vaincus, promus à la dignité peu enviable d’occupants, de dominateurs, de tortionnaires. Le monde s’habitue à une image d’Israël, qui contredit à la fois les réalités du passé et les vœux du présent.
Dans les rues des grandes capitales, des graffiti tentent
d’imposer une équation nouvelle, odieuse (l’Etoile de David = la svastika) aux tragiques réalités de notre conflit, tant que nous ne saurons pas le transcender et lui donner nous-mêmes une juste solution. Notre dilemme consiste à choisir d’abord entre la voie de la mort et celle de la vie. Si nous savons résister à la tentation du néant et aux pressions de ceux qui entendent nous y précipiter, si nous entendons simplement être, il nous faudra définir les conditions de notre survie. Le refus arabe, les intérêts de quelques grandes puissances mondiales, seraient impuissants désormais devant nous, si nous décidions de nous unir fraternellement et de bâtir sur la terre d’Abraham la cité nouvelle d’Israël et d’Ismaël. Toutes les conditions d’une solution parfaite de notre problème impossible seraient réunies, pour peu que nous sachions les voir et les réaliser. Aux contradictions absolues qui nous opposent, il nous faut opposer l’absolu d’une solution qui puisse nous marier indissolublement dans le cadre d’une terre qui est également nôtre, d’un message dont nous nous réclamons ensemble et de deux peuples qui ont été créés et préservés parce que réservés pour l’accomplissement d’une même mission salvatrice.
L’essentiel réside dans notre volonté de résister au vertige de la mort et d’imposer à nous-mêmes et au monde la chance fragile de la survie, du salut.
Puisqu’il est impossible ou dangereux d’éliminer l’un des termes de la contradiction, il faut aménager l’exercice de leur coexistence harmonieuse dans le cadre de deux cités ; l’une arabe, l’autre israélienne, gérées par des États unis entre eux par des accords politiques, économiques et culturels. Les problèmes de défense nationale, de représentation internationale, de promotion économique et sociale pourraient trouver leur, solution dans des traités de type fédératif qui assure le plein respect des droits et des aspirations de tous. Deux Parlements, librement élus : le Parlement d’Israël et celui d’Ismaël, promulgueraient les lois devant régir les deux cités alliées. Tous les Arabes d’Israël, quel que soit le lieu de leur résidence, seraient électeurs et éligibles au sein du Parlement arabe. Tous les Israéliens, même ceux qui s’établiraient à Hébron, Naplouse, Gaza ou El Arish appartiendraient à la cité d’Israël. Jérusalem aurait pour vocation d’être le centre spirituel et politique du peuple nouveau réconcilié. Les Lieux saints chrétiens, musulmans et juifs jouiraient des garanties internationales que le Gouvernement d’Israël s’est engagé à leur donner. Les villes jouiraient d’une large autonomie : leur Conseil serait élu au suffrage universel. A cet échelon, une représentation mixte des Arabes et des Juifs permettrait la meilleure défense des intérêts locaux.
La question des frontières, telle qu’elle est actuellement posée, constituerait un obstacle grave à la découverte d’une solution pacifique. Je voudrais dire ici que cette question devrait être en fait secondaire dans le cadre d’un règlement de paix. Par essence, le phénomène national est en soi indépendant des réalités géographiques qui le supportent. Le peuple juif vécu deux mille ans sans base territoriale. A l’époque de la Bible, les frontières de l’État Juif n’ont cessé de se mouvoir au gré des réalités politiques. L’Islam ignore lui-même la notion de frontière nationale. En droit, le Musulman est partout chez lui, citoyen à part entière dans toute l’étendue de Dar-el-islâm. Si les deux cités d’Israël et d’Ismaël participent d’une certaine transcendance, celle-ci constitue une richesse qui devrait nous aider à sortir de nos contradictions ; le problème des divisions administratives est secondaire par rapport à cette exigence irréductible : dans toute l’étendue de la terre d’Israël, les Juifs, les Chrétiens, les Musulmans doivent se sentir chez eux. Cette terre a été décrite par les Psaumes comme la Terre de Dieu. Notre seul titre de propriété, la seule preuve de notre filiation, se trouvent dans notre création, dans l’évidence de notre fidélité aux idéaux fraternels que nous prétendons également enseigner et accomplir.
Notre problème n’est plus de savoir comment nous parviendrons à nous éliminer l’un l’autre, mais comment, en nous réconciliant, nous pourrons introduire dans notre paix nouvelle une offrande pour le monde : le secret de sa réconciliation et de son salut. C’est là le défi que nous lance le conflit qui nous ensanglante : dépasser les limites de la notion d’État, telle que Hegel l’avait définie au XIXe siècle. Au-delà des États, les hommes et nous d’abord, Juifs et Arabes, devons retrouver le vrai visage de nos patries : nos noces nouvelles doivent annoncer au monde le message d’une réconciliation universelle dont nous devons être les Héraults et les artisans.
La société nouvelle des Juifs, des Musulmans et des Chrétiens d’Israël ne devra jamais constituer un ghetto proche-oriental. Pour réaliser sa vocation la plus profonde, elle devra s’ouvrir largement au monde. Demain, la Jordanie, le Liban, la Syrie, l’Irak et l’Égypte pourront s’intégrer au noyau central par des traités d’essence fédérative. La terre qui est aujourd’hui l’objet de notre contestation deviendra le fondement de notre unité nouvelle. Jérusalem réalisera sa vocation de centre spirituel . auprès de l’université hébraïque, une université arabe répandra de par le monde les impérissables valeurs de la langue et de la culture des Arabes. L’Institut Œcuménique de Bethléem, récemment fondé paf le pape Paul VI, pourrait être aussi l’un des importants facteurs de notre convergence nécessaire.
Autour de ce noyau central constitué autour de Jérusalem sur la terre d’Abraham, graviterait un deuxième cercle : il engloberait le monde arabe ou arabisé d’une part et de l’autre le monde juif. La Ligue des États arabes et l’Organisation sioniste mondiale devraient se rencontrer, et coopérer aux œuvres immenses de la paix, au sein d’un organisme politique, social et culturel nouveau, dans lequel seraient représentés les États arabes et arabisés, ainsi qu’Israël et les communautés juives du monde entier. Cet organisme aurait pour vocation d’aider à la promotion humaine et spirituelle de la terre d’Israël et d’Ismaël et de tous ses habitants.
Un troisième cercle engloberait enfin tous ceux qui, dans l’univers, ont partie liée avec la Bible ou le Coran : les États musulmans, les États chrétiens et les hommes de bonne volonté qui sans adhérer formellement à une religion révélée partagent les idéaux de paix, de fraternité, d’unité et d’amour qui résument le message de la Bible, des Évangiles, et des prédications de Mahomet. Tous ensemble, nous devrions bander nos énergies pour renforcer sur le plan spirituel les institutions animées par un esprit œcuménique ou universel. Sur le plan politique, nous devrions coopérer pour donner une substance nouvelle à l’organisation des Nations Unies afin d’assurer, dans l’ordre temporel, l’accomplissement réel de nos idéaux spirituels et de nos aspirations morales.
La constitution de ce vaste organisme spirituel et politique, assis sur des bases établies solidement dans le monde entier, nourri par des racines puissamment enfoncées dans les plus grandes profondeurs de l’histoire, conditionnerait sûrement le salut du Proche-Orient et pourrait apporter une contribution déterminante à l’établissement de la paix mondiale.
La coopération judéo-arabe pourrait très rapidement transformer le Proche-Orient en ce qu’il fut jadis, l’un des centres les plus prospères et les plus raffinés de la civilisation mondiale. Arabes et Juifs possèdent les éléments complémentaires de cette prospérité : les étendues, les ressources en richesses naturelles et en hommes, les techniques et les moyens financiers.
Mais, me dis-tu, il y a la guerre, ses blessures, ses séquelles. Certes. Mais cette guerre, à vrai dire, n’a jamais été voulue par les peuples qu’elle opposait. Les Juifs voulaient et continuent de vouloir la paix. Rabin l’a bien dit : nous ne sommes pas un peuple guerrier ; nous n’avons ni des traditions, ni des ambitions militaires. Ce que nous avons préféré dans nos guerres, c’est leur brièveté. Et nous souhaitons que la guerre des Six Jours soit à jamais la dernière de nos guerres. Oui, nous aspirons au septième jour : le jour du repos des armes.
Et si nos guerres ont été de courte durée, c’est aussi pour une autre raison : elles n’ont jamais été voulues, ni soutenues par ton peuple. Celui-ci ne s’est jamais senti concerné par cette bataille dont il était la première victime. La guerre a toujours été le problème des occupants turcs ou anglais ou de la Ligue Arabe (dans ses versions et ses contradictions successives), non pas le conflit de tout un peuple, uni et résolu à se battre et à mourir pour le triomphe de sa cause. Je ne crois pas à l’animosité des Arabes et des Juifs. Ce nuage fondra et nos peuples se retrouveront comme nous le fîmes nous-mêmes sous le dôme de la mosquée d’Omar; le souvenir de notre dispute s’effacera comme un cauchemar. Les États arabes oublieront leurs dictateurs comme ils ont oublié leurs gouverneurs turcs, anglais, ou leurs souverains despotiques. Nasser n’est qu’une étape dans la pensée de l’arabisme. Une étape peut-être nécessaire pour la prise de conscience et pour l’éveil d’un long sommeil. Le Moyen-Orient est sans doute impossible à construire avec des hommes comme Nasser, Aref, Atassi. L’Europe, elle aussi, était impossible à réaliser avec Hitler et Mussolini. La masse de haine, de colère, de souffrance accumulée par les dictatures européennes, dans des nations éduquées, pensantes et conséquentes, dépasse infiniment en horreur tout ce que le conflit moyen-oriental a pu secréter d’amertume depuis ses origines. Et cependant, malgré les dizaines de millions de victimes de la guerre mondiale, les morts, les blessés, les déportés, malgré les tortures et les horreurs inimaginables, malgré des destructions apocalyptiques et une haine séculairement enracinée au cœur des nations en lutte, l’Europe a fini par se faire.
Il y a plus : les Juifs et les Allemands ne sont pas réputés pour être des peuples faciles ; la tragédie qui nous a séparés a été un comble dans l’horreur; et cependant, la génération qui a été le témoin du drame est également celle qui a su surmonter sa douleur et son ressentiment pouf édifier les conditions d’une paix nouvelle entre l’Allemagne et Israël. David Ben Gourion et Nahoum Goldman sont les contemporains d’Adolf Hitler : ce sont eux qui ont signé les accords qui ont rapproché les deux pays.
La haine ne doit pas, ne peut pas éternellement succéder à la haine, car s’il en était ainsi quand donc la haine prendrait-elle fin ? La haine ne doit pas, ne peut pas succéder à la haine, surtout quand la haine n’a ni raison, ni but, et quand elle est plus apparente que réelle. Un auteur arabe, Abdel-Kader, a lui-même répondu aux huit principaux arguments de la Ligue Arabe contre Israël. A ses réponses publiées dans un petit livre prophétique : « Le monde arabe à la veille d’un tournant 2 », à ses arguments je voudrais ajouter une raison de plus : la haine antisioniste, si semblable à la haine antijuive, défigure à la fois le visage de l’arabisme et celui de l’Islam. Où est la générosité, la noblesse de l’Arabe dans les diatribes de Nasser ? Où trouver la grandeur et la magnanimité, le courage de l’Arabe, du Musulman, dans les pitreries d’un Choukeiry ?
Oui, il est possible de nous réconcilier sur la base indestructible de nos retrouvailles, dans la justice. Nous pouvons nous allier à jamais pour reconstruire le monde arabe et Israël et les restituer à leur vocation d’éternelle grandeur, au service des idéaux de paix et de progrès dont nous fûmes les premiers Héraults. La paix nous sauvera de tout ce qui nous ruine et nous déshonore, de tout ce qui nous tue et de tout ce qui nous blesse. Les questions de frontière, de réfugiés arabes et juifs, de discrimination des Arabes en Israël et des Juifs en pays arabes, les conflits psychologiques et sociaux que notre guerre entretient : tout ce trouble immense trouverait son terme dans le nouvel ordre de paix qu’il nous faudra patiemment bâtir. Il constituerai pour nous une sauvegarde et sera pour le monde la cause d’une bénédiction inouïe. « Les nations de la terre seront bénies en ta postérité », est-il promis à Abraham dans la Bible. Ce verset qui contient une promesse faite à notre ancêtre commun, voici quatre millénaires, pourrait définir l’objet formel de notre réconciliation et se traduire de nos jours en réalités politiques révolutionnaires.
Dans leur complémentarité fondamentale, Arabes et Juifs peuvent constituer un pôle dont le rayonnement sera susceptible d’apporter au Proche-Orient et au monde une réponse aux questions les plus urgentes que pose la survie de la race humaine.
Ma longue lettre s’achève. Le soleil se lève et illumine de ses feux le ciel de Jérusalem où se marient la voix des muezzins, les cloches des Églises et les rythmes antiques de nos chants hébraïques.
Je m’adresse à toi, mon ami, mais au-delà de ta personne, je vois la foule immense des poètes, des romanciers, des philosophes, des essayistes, des journalistes arabes qui ont pris sur eux l’œuvre salutaire et salvatrice de la régénération de leur langue et de leur peuple. Je vois la multitude des jeunes Arabes dans toute l’immensité de Dar el Islam. Et je crie : associons nos efforts, unissons nos volontés pour engager en ce siècle cruel le vrai combat de l’homme nouveau.
Au-delà des mots, au-delà des chants, s’ouvre en nos déserts l’univers inexploré du silence. C’est là que se trouve le souffle qui inspira Moise, Jésus, Mahomet. C’est là que se prépare et que s’annonce la vraie résurrection des morts; c’est là que s’édifient les cieux nouveaux, une terre nouvelle, la terre des hommes, autour de tes murs, Jérusalem, dans la lumière de nos retrouvailles.