Priez pour la paix de Jérusalem

J’ai découvert pour la première fois le paysage de Jérusalem voici trente-six ans, en 1950. J’avais alors parcouru en tous sens la planète tout entière et à vrai dire, je ne m’attendais pas au choc que j’éprouvais en accédant à ce qui me semblait être le toit du monde, là ou convergent les paysages, la faune, la flore et l’humanité du monde entier.

Dès le premier regard, il me sembla reconnaître ma ville, là où je devais, peu de temps après m’établir et me marier. C’était alors la Jérusalem du partage, où j’ai bâti ma maison près de la frontière fermée de laquelle la Légion arabe, pendant la guerre des Six Jours, tira sur notre toit quatorze obus et des milliers de balles, tandis que sous nos yeux se déroulaient les combats qui devaient aboutir, dans le sang et la nuit, à l’unification de la ville, rendue enfin à sa vocation.

Après avoir été le conseiller du Chef du Gouvernement, j’avais eu le privilège d’être élu dès 1965 avec Teddy Kollek, à la Mairie de Jérusalem. Dans ce poste de direction, à l’heure la plus pathétique de l’histoire de la ville, j’ai pu voir s’éveiller la Belle-au-bois-dormant, la cité renaître de son long sommeil avec un appétit de vivre qui semblait vouloir rattraper le temps perdu des exils. Tout à coup, Jérusalem s’unissait à Jérusalem comme si elle consentait enfin à assumer la plénitude de son destin.

Elle devenait d’un coup une sorte de cité-mère de l’humanité où se croisent des Juifs venus de cent deux pays du monde, des Musulmans qui représentent toutes les ethnies et tous les rites de l’Islam, des Chrétiens qui appartiennent non seulement à l’église catholique, mais aussi à trente et une autres confessions chrétiennes. Elle est en vérité, vous le constaterez à chaque pas, un microcosme parfait où se révèlent tous les visages de l’univers. La ville semble renaître et se développer par la vertu de son propre élan et chacun ici, pas à pas, jour après jour, avec la passion et la patience de l’amour, s’efforce de contribuer pour sa part à l’œuvre commune.

Ville de contrastes, Jérusalem offre ainsi un spectacle d’une rare intensité dramatique : les lambeaux d’une mosaïque universelle, taillés dans la chair de l’humanité entière, se rencontrent et retrouvent leur place dans la cité des racines et des sources. Le défi consiste aujourd’hui, non plus à révéler au monde le Dieu d’Unité, d’Amour, de Justice et de Paix, mais à réaliser dans la vie de chaque jour les valeurs que Juifs, Chrétiens et Musulmans s’accordent à reconnaître pour divines.

Le défi consiste à bâtir Jérusalem sans la défigurer, à la voir passer de vingt-cinq mille trente mille habitants en 1876, à cent soixante-cinq mille en 1948, à deux cent soixante-cinq mille en 1967, à quatre cent vingt mille en 1986 et à près d’un million en l’an 2000 sans lui enlever son double caractère de capitale d’Israël et de haut lieu spirituel d’importance universelle pour les Juifs, les Chrétiens et les Musulmans. Une capitale est bien une puissance d’identité offerte aux hommes. Ici, les Juifs s’identifient au Mur Occidental de la Colline Sacrée, les Chrétiens se reconnaissent dans la Via Dolorosa et le Saint-Sépulcre tandis que les Musulmans continuent de prier dans la Mosquée d’El Aksa et sous le Dôme du Roc.

Le paradoxe veut que Jérusalem, épicentre d’un conflit qui a provoqué quatre guerres, soit une ville paisible où il fait bon vivre et où Juifs, Chrétiens et Musulmans se côtoient, se mêlent chaque jour et vivent en paix. Et c’est là peut-être où la ville qui a été le théâtre de tant de conflits et de tant de guerres donne un exemple salutaire : elle constitue pour l’humanité entière un laboratoire de l’unité, d’une unité vivante qui soit faite non d’uniformité, mais de l’immense diversité des races, des ethnies, des religions et des cultures de l’humanité entière.

L’oriental cohabite avec l’occidental, le religieux avec le laïc, le technocrate avec le mystique de Méa Shéarim, le Juif de la Diaspora avec le Sabra, cet Israélien qui se désigne lui-même du nom de la figue de Barbarie, le Musulman et le Chrétien éprouvent, pour la première fois dans une société hébraïque, les rigueurs du fait minoritaire. Le « dépaysement » est général, l’oriental doit s’intégrer dans les structures d’un état occidental, l’occidental doit s’acclimater sur une terre asiatique, tous deux doivent se fondre dans le moule linguistique et conceptuel de la langue et de la culture hébraïque, renaissantes elles aussi. Cette langue de la Bible qui, pendant deux millénaires, fut réservée aux usages de la liturgie synagogale et entend, elle aussi, ressusciter lors de la renaissance de son peuple et de sa terre. Qui permet un renouveau des études bibliques que favorisent les récentes découvertes archéologiques : on situe les lieux où David vécut, où prêcha Isaïe, où combattirent les Macchabées, et quel escalier emprunta Jésus lorsqu’il alla chasser les marchands du Temple.

Jérusalem, source et carrefour des civilisations, s’érige comme le gage et le symbole de cette espérance éternelle. Cette ville dont, hier, Pierre Loti prédisait l’effacement (« Jérusalem, O l’éclat mourant de ce nom, combien il rayonne encore du fond des temps et des poussières… Je veux dire quel est à notre époque transitoire, le degré d’effacement de sa grande ombre sainte qu’une génération prochaine ne verra même plus ! » -Pierre Loti, Jérusalem).

Pendant vingt ans le signe visible du partage et des contradictions du monde, est devenu le laboratoire de sa réconciliation. La rencontre s’est faite dans la nuit et le sang des combats. Ces hommes, séparés, hier par des frontières sanglantes, par un mur infranchissable, se sont soudain retrouvés et, sans doute, faute de choix, se sont mis à travailler, à vivre, à espérer ensemble. La ville connaît, depuis sa réunification, une prospérité sans égale dans son histoire de quatre mille ans. Y affluent de la terre entière pèlerins, touristes ou immigrants mus par une attente qui n’est jamais déçue. Musulmans, Chrétiens ou Juifs, ou de toute autre confession ou nuance philosophique, ils y trouvent la pureté des sources originelles.

La réconciliation des Fils d’Abraham, pour laquelle je lutte depuis tant d’année parmi tant d’autres, me parait être le seul événement susceptible de modifier le cours de l’histoire pour éviter au monde le suicide certain que les États nous préparent, le suicide sans phrase et planétaire d’un hiver nucléaire.

Mais cette réconciliation ne serait pas réelle si elle n’étendait pas sa paix à tous les hommes de la planète.

Toute l’histoire de Jérusalem serait extraordinaire, mais absurde, si l’avenir de l’humanité devait aboutir au chaos du suicide cosmique. La résurrection de Jérusalem, lieu où naquirent et furent célébrées les valeurs de l’unité et de l’amour, ne prendra tout son sens que dans les accomplissements de la délivrance du mal qui menace. Jérusalem renaît à l’heure où les mêmes idoles de violence et de guerre, de profit, de mort et d’iniquité se dressent sur sa route comme au temps de Nabuchodonosor et de Titus. Avec une différence cependant : l’appétit et les pouvoirs des Moloch modernes sont infinis, ils peuvent en un instant détruire des millions de vies et compromettre d’un coup l’avenir de la planète entière. Cela, les Juifs, les Chrétiens, les Musulmans sauront-ils le voir afin de mieux cimenter, ici et ailleurs, leur alliance nouvelle ?

Arrêter Babel des temps modernes, Babel des armes atomiques qui dévasteront demain l’adorable liturgie de la création…

Jérusalem renaît et déjà elle voit au-delà des apparences, converger vers elle les éléments du Temple d’esprit et de vérité qui s’édifie pour signifier et abriter l’élan de sa résurrection. Puisse-t-elle y trouver le courage qui lui permette d’épouser son destin et d’incarner dans l’histoire toute la promesse d’amour de ses origines.

Oui, priez pour la paix de Jérusalem.

André Chouraqui
Jérusalem, septembre 1986

L’écriture des écritures

Écrit par Francine Kaufmann et Emmanuel Chouraqui,
réalisé par Emmanuel Chouraqui

Hommage à André Chouraqui

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