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LA QUÊTE D’UNE IDENTITÉ : « VA VERS TOI-MÊME »
Extrait de ANDRÉ CHOURAQUI HOMME DE JÉRUSALEM,
Renée de TRYON-MONTALEMBERT, Ed. du Cerf 1979, pp. 63-74
L’exigence d’identité demeure la démarche fondamentale de l’homme. Exigence constante, qui rejaillit à chaque étape de son existence. Exigence douloureuse, comme la blessure d’un aiguillon. Exigence paradoxale, car elle s’assortit d’un autre impératif qui en constitue comme la rançon, cette exigence d’universelle synthèse qui cherche à « nier toute frontière« , à « dépasser toute limite« , avec les risques et les tentations qui en sont inséparables, mais avec aussi. Toutes les chances inhérentes à l’ouverture ainsi provoquée : trouve-toi, définis-toi, rencontre-toi avec toi-même et en toi-même, mais que ce soit toujours en vue d’une connaissance de l’ « autre » qui puisse être une « re-connaissance » et pour une communion.
D’une semblable exigence l’œuvre d’André Chouraqui porte l’empreinte, en chacune de ses pages.
UN EXODE ET UNE PAQUE
Comment tout d’abord s’approcher de l’autre si l’on ne s’est pas, de façon préalable, mis en quête de soi-même ?
C’est bien la priorité absolue d’une telle démarche qui est rappelée par le « midrash », sitôt que le « Je » et le « Tu » se rencontrent dans le jeu interpersonnel de l’amour.
Quand le bien-aimé du Cantique de Salomon apparaît au treillis de la fenêtre que dit-il ? – ô les surprenantes paroles – :
« Lève-toi, mon amie, ma belle, et va vers toi-même.
« Car voici l’hiver est passé la pluie a pris fin elle est partie
« Les fleurs ont apparu sur notre terre, l’instant du chant arrive,
« La voix de la tourterelle s’entend en notre terre.
« Le figuier embaume ses pousses, les vignes en fleurs ont donné leur fragrance.
« «Lève-toi, mon amie, ma belle, et va vers toi-même. »
(Ct2, 10-13).
« Kumi lakh »… lève-toi ; « lekhi lakh »… va vers toi-même, pars vers toi-même : paroles à juste titre surprenantes ; car n’est-ce pas vers son amant qu’elle devrait sans contredit se tourner ?
Le midrash, pourtant, est formel : « R. ‘Azariah dit : ‘Debout’ (lève-toi) signifie : ‘Mets-toi en mouvement toi-même’ (pour toi-même). »
Ce qu’André Chouraqui, commentant sa première traduction du Cantique, explicite en ces termes :
Il ne lui dit pas de venir vers lui, mais de partir vers elle-même. Il veut un éveil, une résurrection et un départ qui permettent à l’amante de se retrouver elle-même et de rencontrer son propre destin, son propre visage aux reflets et aux accomplissements de l’amour absolu… Elle ne doit s’inspirer ni des pâtres, ni aller sur les traces du troupeau (cf. Ct I, 8), – mais se lever et aller vers elle-même (Commentaire du Cantique des Cantiques, p. 50).
Ainsi, pour cette relation d’amour, le bien-aimé demande que son amie effectue une sortie qui la ramène à son identité véritable. L’ordre de l’amour est clair, sans équivoque, comme s’il recélait la loi peut-être la plus fondamentale et la moins évidente de tout échange humain avoir le courage de sortir des filets du faux dialogue où l’on perd son âme, pour chercher – et pour trouver – son être véritable, cette identité mystérieuse, seule digne d’accéder à la relation interpersonnelle.
Cet ordre de l’amour n’est d’ailleurs que l’écho de ce premier appel que l’Éternel avait adressé à Abraham pour l’arracher aux idoles chaldéennes et faire naître de lui le peuple des croyants : « Va (pour toi) loin de ta terre, de ta patrie, de la maison de ton père, vers la terre que je te montrerai » (Gn 12, 1): « Lekh lekha »… Va vers toi-même… »
Et le « midrash » de relever ce lien entre les deux appels, en précisant le caractère « pascal » de la démarche que l’amour exige de l’amante : « Debout donc », ô fille d’Abraham, à qui il fut dit (Gn 12, 1) : ‘Va-t-en de ton pays, de ton lieu natal’ ; et ceci ‘afin d’observer (mes) préceptes (dit l’Eternel) concernant la Pâque’… » (Comment. Yéfeh Qol de R. Samuel b. Isaac Ashkenazi).
L’amant retrouve l’appel initial de la vocation d’Abraham… C’est à un départ absolu que l’amant invite l’amante – non pas à une arrivée. Et, pour cela, elle doit vaincre sa peur… sa peur de vivre, sa peur de créer, sa peur venue du plus profond de l’hiver, en ses exils (id., pp. 51-52).
Autrement dit, pour que le visage puisse révéler la personne et lui devenir transparent, comment faire l’économie de ce pèlerinage aux sources de l’être, qui peut devenir, si l’on va jusqu’au bout des exigences entrevues, un « Exode » et une « Pâque » ?
C’est ce « Va vers toi-même » qui constitue comme le leitmotiv du cheminement de Chouraqui depuis les premières années de son Algérie natale.
Quête laborieuse, puisque l’empreinte de la civilisation islamique s’était imposée à l’intime du judaïsme maghrébin.
Mais, d’autre part, l’éducation donnée par la France à ses ressortissants, puis l’enseignement universitaire dispensé par la métropole, constituaient, nous l’avons vu, autant de tentatives d’assimilation d’une efficacité encore plus redoutable :
Or, voilà que Paris risquait de nous faire oublier Jérusalem en nous enseignant un langage nouveau, celui de l’Occident, dont la France était l’interprète géniale… (Lettre à un ami arabe, p. 58).
Le grand choc de la persécution nazie marquerait le signal du réveil ; et l’appel du « lekh lekha » l’emporterait définitivement :
Le défi que j’avais à relever, celui du racisme hitlérien, pourchassait en moi une certaine image du Juif et c’est le Juif que j’ai essayé soudain de redécouvrir en moi-même. Je repris le chemin de la Synagogue… (Lettre à un ami arabe, p. 51).
Tandis que, par un retournement paradoxal des situations, l’ampleur de sa culture française lui deviendrait le plus précieux des auxiliaires pour faire refleurir sa propre culture judaïque.
Une certaine ambiguïté demeurerait pourtant, une énigme qui ne saurait se déchiffrer jusqu’au bout… Il n’est pas si facile qu’on le croirait au premier abord d’assumer, dans la grâce d’une unité devant être chaque jour réinventée et reconstruite, la dualité des destins qu’exprime ce jumelage de Nathan (Nathanaël) – André en un unique prénom…
Secret à moi-même,
mon nom à moi-même est mystère
(Nathanaël, p. 42).
MURS, CLOISONS, GHETTOS
Toutefois, le danger apparaît d’une possible fermeture de ce moi essentiel qu’a permis d’entrevoir, puis de découvrir et enfin de libérer le pèlerinage intérieur :
Identité extrême
Des contraires durcis…
Le moi se replie sur lui-même ; il perd sa transparence et devient un monde clos, permettant la genèse et le déferlement de tous les conflits.
Mais comment le oui inconditionnel au « lekh lekha » ne risquerait-il pas de s’abîmer dans un surgissement de murs, de cloisons, de barrières, érigés d’abord pour justement préserver la singularité des identités, mais pouvant devenir, tôt ou tard, comme autant d’obstacles insurmontables sur la voie de la communion et de prétextes à toutes les luttes et à tous les déchirements ?
Tel est l’envers d’une fidélité qui se cristalliserait dans un particularisme exclusif, soit que celui-ci se trouve imposé de l’extérieur par une ségrégation génératrice de ghettos, soit qu’elle résulte du repliement spontané qu’entraîne presque inévitablement la conscience d’un trésor dont la sauvegarde importe de façon souveraine.
L’identité juive, en sa complexité, ne cesse de se heurter à un tel isolement qui tend à exacerber ses arêtes, mais sans lequel il ne lui aurait pas été possible de traverser les siècles en conservant inviolés les traits de son visage.
Déjà, pour éviter la contamination des idolâtries ambiantes, les Hébreux avaient dû se retrancher du monde païen.
Puis les juifs, une fois détruite leur patrie, une fois saccagé leur Temple, pour survivre furent contraints à un prodigieux repliement sur eux-mêmes. Ils devaient se couper d’avec le monde extérieur pour avoir une chance de survivre. C’est ainsi qu’ils rejetèrent en bloc, et presque sans examen, la pensée grecque, le christianisme et plus tard l’islam… (La Pensée juive, p. 62).
D’autre part, l’institution du ghetto les condamnait à l’exiguïté d’un univers clos dont ils devaient devenir les captifs.
A noter que jouent dans le même sens les diverses tentatives de protection. Tout statut spécial isole. Et les mesures de « mises à l’abri » deviennent autant de « mises à l’écart » qui aiguisent les particularismes. Ce fut longtemps le cas du Juif « protégé » dans la législation arabe par le statut des « dhimmis » (1) et qui,
parqué dans son mellah (2) revêtu de vêtements distinctifs à partir du XIIe siècle, sur l’ordre du sultan Almohade Abu Yakub El Mansur… devait s’attendre à subir aux moindres crises le poids de sa condition… (La Saga, p. 77).
Tel est le fardeau qui n’a cessé de peser sur l’identité juive pendant des siècles, avec ses inéluctables conséquences :
nous qui nous voulions partout étrangers afin de pouvoir demeurer nous-mêmes, nous suscitions de furieuses envies de meurtres…
Bien qu’il faille se garder de tomber, à la manière de Sartre, dans une explication trop facile de l’antisémitisme, qui le réduirait à n’être qu’un simple réactif psycho-sociologique en face du particularisme juif, en oubliant tout le halo d’une élection qui ne saurait trouver d’explication sans référence à un axe de transcendance.
DÉMANTELER TOUTE FORTERESSE…
ABATTRE TOUTE DIGUE…
Ce sera donc l’appel à un amenuisement des frontières, afin que puissent communiquer entre elles les identités :
La barrière s’effondre
Le vent la ravage
La tempête l’emporte
Alleluiah !
(Nathanaël, p. 233),
et que circulent, à pleines vagues, les grands courants de la fraternité et de l’amour :
……..au-delà
Des frontières et des races et des chapelles,
Et des nations et des cités terrestres…
(Nathanaël, p. 282),
et pour que soit aussi surmonté et vaincu, au plus secret de l’être, tout ce qui divise et tout ce qui oppose, tout germe de conflit ou semence de haine :
C’est le cosmos entier qui doit se voir purifié de ces réseaux destructeurs qui déchirent sa trame et dissolvent ses puissances de vie.
O création ! la négation de tes frontières
Créature ! dépassement de tes limites…
(Nathanaël, p. 250).
Y a-t-il, dès lors, nécessité plus impérieuse que celle de
recoudre les lèvres sanglantes du ciel ? (Nathanaël, p. 230).
L’identité retrouvée, pour ne pas devenir destructrice, doit apprendre à se nier elle-même pour accueillir celle d’autrui.
L’histoire nous offre maint exemple de telles symbioses réalisées à la faveur des conjonctures.
Qu’il nous suffise de nous reporter à la situation qui fut si longtemps celle de l’Afrique du Nord : la vie quotidienne des villages maghrébins opéra entre Juifs et Arabes un étroit compagnonnage qui, sans permettre pour autant de brosser un tableau idyllique des relations entre Arabes et Juifs dans un pays livré à l’anarchie de ses guerres intestines, lui aura du moins épargné les déferlements d’un antisémitisme comparable, fût-ce de loin, aux formes aberrantes que la haine du Juif prit en Europe, du Moyen Age à l’époque moderne.
Et l’existence d’une telle interpénétration entre Juifs et maghrébins ne faisait que relayer cette « symbiose judéo-arabe » qui s’était produite dès le haut Moyen Age, grâce à la rencontre des premiers Califes, avec le judaïsme talmudique et celle notamment des Fatimides en Égypte et en Syrie avec la communauté juive de Palestine, en attendant celle des Ommeyades de Cordoue avec les théologiens juifs de l’Espagne où le judaïsme connaîtra les heures d’or de son histoire médiévale.
C’est l’une des thèses essentielles de la Saga des Juifs en Afrique du Nord qui affleure en de semblables constatations, thèse mettant en relief l’exceptionnelle vocation médiatrice des Juifs maghrébins, qu’ils eurent à exercer notamment entre colons et colonisés, mais aussi la vocation universelle de « passage » et de « trait d’union » qui fut celle de cette terre d’Afrique du Nord, la destinant
à constituer un carrefour et un lieu de rencontre des civilisations et des cultures. D’où l’aspiration universaliste de l’homme nord-africain qui accueillit successivement les civilisations de Carthage, de Rome, des Vandales, de Byzance, des Arabes, des Turcs, des Espagnols et des Français d’où également le caractère très ouvert, et parfois même légèrement syncrétiste, de l’islam et du judaïsme nord-africain. D’où, enfin, une profonde aspiration à la paix entre les communautés et plus particulièrement au dialogue entre Juifs et Arabes. Les Juifs d’Afrique du Nord ne peuvent-ils être considérés, à juste titre, comme les plus Occidentaux d’entre les Orientaux et les plus Orientaux d’entre les Occidentaux ? (La Saga, p. 339).
Quoi d’étonnant si Chouraqui pouvait saluer, en ces termes, cette ville de Carthage dont le mystère d’universalisme constituerait sa première initiation à celui de Jérusalem, plus vaste encore, et qu’il lui serait donné, par la suite, de découvrir :
Au dur orient de tes marbres, de tes dieux, de tes mortes espérances, orientale au carrefour des mers, tes colonnes, Carthage ma sœur,
Sémite et crucifiée, païenne et unifiée, chrétienne et lapidée, soutenant, austère et souveraine, le poids de ma prière…
Aux âges réunis, les pierres s’embrassent, les païennes et les chrétiennes, pour exalter le damier de ta demeure…
Éclatement des jointures…
Est, Nord, Sud, Ouest, Vertige des spirales, tourbillon de ta dure crevasse…
Il n’est plus d’espace, il n’est plus de murs…
(Nathanaël, pp. 9-12).
AU PÉRIL DE L’ALTÉRITÉ
Mais voici que risque alors de ressurgir l’autre tentation, celle qui, en détruisant les frontières, en viendrait à émousser les arêtes vives des spécificités, qu’il s’agisse des individus ou des communautés, et d’en adultérer la pureté en un mélange plus ou moins proche d’un quelconque syncrétisme.
Le syncrétisme naît là où commence la confusion… Le syncrétisme, cette maladie de l’esprit.., est le fruit de la facilité et a pour motif le plus profond l’indifférentisme…
Tel est le risque encouru dans la recherche de tout dialogue. Ou je conserve intégralement ma propre identité et je clos, pour cela, l’entrée de ma maison, et c’est tant pis si je le laisse frapper en vain, lui, l’étranger… Ou bien j’ouvre toutes grandes les portes de ma tente – ainsi faisait Abraham aux étapes du désert… -, et je pratique l’hospitalité la plus riche, mais la plus exigeante, celle de la pensée et du cœur… Mais jusqu’où pourront-elles aller, les influences exercées sur mon être le plus secret par celui qui est mon hôte et mon ami – mon frère -, mais si différent peut-être de moi par sa mentalité, son histoire et sa foi ? Car si son altérité constitue pour moi un appel qui me fascine, n’y a-t-il pas danger que mon souci d’ouverture vienne compromettre la portée de ce « Viens vers toi-même » qui assure la trame intérieure de mon être personnel ?
La quête de notre propre identité est toujours plus ou moins menacée – nous l’avons constaté plus haut – par le piège d’un emprisonnement qui pourrait enclore sur elle-même la spécificité personnelle ainsi libérée.
Ce que l’on dit être l’intégrisme.., sévit là où l’esprit de distinction est si poussé qu’il se révèle incapable de reconnaître les ressemblances – et la première de toutes : celle qui fait de toute créature partie intégrante de la création.
Et l’on conçoit donc qu’il faille chercher, par tout moyen, à percer la carapace qui isole, afin que passe le courant de la « sympathie » au sens le plus fort de ce terme, et que naisse la communion.
Mais on ne saurait sous-estimer cette autre tentation, tout aussi insidieuse : celle d’une destruction des bornes-frontière qui sauvegardent les identités, de telle sorte que celles-ci se trouvent, tôt ou tard, submergées par le flot d’un syncrétisme destructeur de toute fidélité comme de tout dialogue :
Que ce soit un grand prêtre antique ou un syndicaliste moderne, qui parle de justice, et les concepts sont à peu près tenus pour équivalents. Que le Cantique des Cantiques, sainte Thérèse d’Avila ou Georges Brassens parlent d’amour, et voilà la même réalité désignée.
Entre ces deux écueils, la marge de manœuvre n’est guère étendue ; et il n’en est que plus intéressant de rechercher les itinéraires choisis par André Chouraqui pour les contourner.
POUR UN ŒCUMÉNISME DES RACINES ET DES SOURCES
C’est, en premier lieu, dans la voie d’un radicalisme aigu que nous allons être conduits.
Creuser la spécificité de l’être. jusqu’a ce point-source d’où fuse son jaillissement, telle est la tâche initiale qui authentifie la rencontre.
C’est bien pourquoi les retrouvailles, par les chrétiens, de leurs semences vétéro-testamentaires est d’une si grande importance pour amorcer tout dialogue avec le judaïsme.
C’est autour des racines de l’Arbre de Vie, c’est autour des sources du Fleuve de Vie que nous referons connaissance, que nous apprendrons à nous reconnaître vraiment et à nous pardonner. C’est autour des racines, en leur garde, que nous nous retrouverons nous-mêmes et le Dieu de Vie que nous voulons servir dans l’espérance active de son salut (Lettre à un ami chrétien, p. 213).
Seule une redécouverte de ces racines vives pourra également résoudre le contentieux qui empêche encore les Églises de réaliser entre elles une pleine communion :
C’est autour des racines, auprès des sources de Vie, que les orthodoxes et les protestants se réconcilieront avec les catholiques et avec les juifs. Et tous ensemble, unis par l’amour fraternel et par l’étincelante vérité qui la fonde, peut-être serons-nous alors dignes de mériter l’adhésion et le pardon de l’humanité entière… (Lettre à un ami chrétien, p. 213).
On comprend alors ce vœu, si souvent exprimé par André Chouraqui, et notamment à l’occasion de ses fonctions de vice-maire à Jérusalem :
Je souhaite que les chrétiens viennent toujours plus nombreux à Jérusalem et redécouvrent les racines hébraïques de l’Église…
Ou encore cette réaction, exprimée lors de la même interview recueillie par le journal La Croix, le 16 décembre 1972 :
L’une de mes joies est que des chrétiens, après avoir lu Bahya Ibn Paqûda, soient entrés au monastère pour consacrer leur vie à la recherche de Dieu.
Toutefois, une telle démarche nécessite, pour atteindre son efficacité plénière, une non moins loyale réciprocité :
Comme le chrétien s’applique à connaître les splendeurs de la tradition scripturaire d’Israël, ainsi les Juifs devront-ils apprendre à découvrir les splendeurs des traditions spirituelles et théologiques du catholicisme, du protestantisme, de l’orthodoxie, de l’islam et des grandes traditions spirituelles de l’Extrême-Orient: chacun saura que nous sommes moins loin les uns des autres que nous ne l’imaginions et que la distance qui nous sépare les uns des autres est plus petite que celle qui nous tient éloignés, tous ensemble, de la Vérité que nous prétendons enseigner… (Lettre à un ami chrétien, p. 211).
« AS-TU VU LA FRONTIÈRE DU ROYAUME DE L’AMOUR ? »
Il sera aisé de constater que, si les différences sont considérables pour un regard qui se borne à contempler les branches en leurs extrémités, ainsi qu’au niveau de leurs ramifications, avec leurs feuilles et folioles, les racines, quant à elles, demeurent communes ; et qu’il est, dès lors, possible d’établir, à leur niveau, une communion exempte de syncrétisme et garantissant la pleine sauvegarde des spécificités.
Une telle démarche permet également, en allant plus profond encore, de découvrir que les véritables clivages ne se situent pas forcément au plan des apparences; et que nos divisions « horizontales » ne doivent pas nous faire oublier celles qui nous déchirent « comme à la verticale »… et de façon autrement grave !… car les diversités entre les êtres peuvent devenir les éléments d’une indéniable richesse, pourvu que soient préalablement surmontés ces obstacles majeurs sur la voie de l’unité que constituent nos propres blocages intérieurs.
Car le vrai croyant sait qu’il existe bien une frontière dans l’universalité du réel, mais il sait clairement que cette frontière, avant de déchirer les Églises et de confronter les nations, le traverse et le torture, opposant lui-même à lui-même. Dès lors, comme les grands mystiques de l’Islam cités par Bahya, il renonce à sortir sur les sentiers des petits conflits, religieux ou nationaux, pour s’occuper de résoudre la seule grande guerre, celle dont l’homme est le théâtre passionné…
Les lignes de divergence ne sont d’ailleurs pas toutes situées sur la même trajectoire ; tandis qu’à l’opposé, des convergences de surface peuvent masquer des abîmes de séparation :
Un talmudiste et un cabbaliste peuvent être séparés par un abîme sans doute aussi large que l’était celui qui existait entre saint Jérôme et les rabbis qui lui enseignaient l’hébreu, Mohammed et les docteurs juifs de Médine, Bahya et ses congénères musulmans ou chrétiens.
Une claire prise de conscience à l’égard de telles réalités permet à l’homme d’échapper au voile de l’illusion :
Au-delà de l’apparence il peut devenir, libéré des dualités originelles, un créateur à l’image du Créateur, un facteur d’unité et d’amour. Le syncrétisme, l’intégrisme sont dépassés : le regard lucide de l’homme, confronté avec les contradictions et les déchirements de sa propre conscience, l’arrache au règne de la dualité, l’élève dans la lumière du réel, là où le temps s’arrête et permet enfin la contemplation éblouie de l’amour incréé.
Ainsi qu’il est chanté, au Cantique pour Nathanaël :
Les gardiens de la nuit délaissent
Les étoiles et leurs ombres,
Refusent le fracas d’apparence.
Une main, au-delà des ténèbres dénonce
Les nuits de haine, Au seuil écartelé du royaume d’amour
(Nathanaël, p. 19).
Et la question essentielle peut, dès lors, être posée à tout homme :
As-tu vu la frontière du royaume de l’amour ? (Nathanaël, p. 17).
VERS DES ESPACES DE CONVERGENCE
De semblables perspectives ouvrent des horizons nouveaux pour un dialogue entre les religions, et nous permettent de mettre à profit ces « chances » inédites que nous offrent les récentes évolutions du monde : renaissance d’Israël et de l’hébreu, en ce qui concerne les Juifs ; renouveau scripturaire et retour aux sources dans le sillage conciliaire, du côté des chrétiens.
Le Concile Vatican II, les différentes déclarations du Conseil œcuménique des Églises chrétiennes, les manifestes répétés d’Églises locales ont accéléré le processus de la réintégration par la chrétienté de ses sources historiques et spirituelles, dont son enracinement occidental et parfois des traditions anti-judaïques avaient pu l’éloigner (Evangiles, Les 4 annonces, pp. VIII-IX).
De part et d’autre les antiques conflits tendent à s’apaiser, tandis que commencent à s’abaisser – sans disparaître pour autant – des barrières que l’on avait crues si longtemps infranchissables autrement que par la guerre et par l’hostilité :
A ce mouvement de retour de l’Église à ses sources sémitiques correspond un événement non moins révolutionnaire : la réintégration par Israël, au sein de sa propre histoire, de l’histoire de Jésus. Dès le XIXe siècle, des historiens, des exégètes, des philosophes, des publicistes juifs amorcent la « réhabilitation » de Jésus. De nos jours, des historiens comme Dubnov ou S.W. Baron, des écrivains – Israël Zangwill, Edmond Fleg, Shalom Ash, Emil Ludwig, Jules Isaac -, des rabbins, parmi lesquels le grand rabbin Julien Weill, et en Israël même des hommes aussi divers que Joseph Klausner, Martin Buber, A. A. Kabak, Haïm Cohen ou David Flusser, confirment le cri de Yosséph Haïm Brenner parlant du Nouveau Testament : « Notre livre aussi, l’os de nos os, la chair de notre chair »… (Évangiles, Les 4 annonces, pp. VIII-IX).
Et André Chouraqui voit lui-même en Jésus :
Un trait d’union entre Israël et les Gentils – Qui unit dans la mesure même où il sépare. Juste, sage, prophète, un « fou » parmi les « fous » d’Israël, dans la mesure où toute prophétie vraie confine à la folie qui condamne nos sa gesses. Un Juif central, disait Martin Buber. Un Juif unique, comme chacun peut le voir. Unique dans son essence et dans son destin. Unique par sa création et par sa présence. Unique par son rayonnement… (Fêtes et Saisons, Cerf, mars 1970, p. 18).
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© A. Chouraqui – 2002